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Cosmopolis - Don Delillo - 2003

jeudi 14 juin 2012, par Kevo42

Eric Packer a construit sa richesse sur sa capacité presque surnaturelle à deviner les fluctuations des marchés boursiers. Mais quand lui vient l’envie de se faire couper les cheveux à l’autre bout de la ville, il semble que toute la ville, voire même l’univers tout entier soit contre lui et sa limousine.

Mais cela ne le dérange pas plus que ça.

Le sommeil lui échappait plus souvent maintenant, pas juste une ou deux fois par semaine mais quatre, cinq fois. Que faisait-il quand cela se produisait ? Il ne faisait pas de longues promenades vers l’aube défilante. Il n’avait pas d’ami assez cher pour lui infliger un appel. Qu’y avait-il à dire ? C’était une question de silences, pas de mots.

Premier paragraphe du roman, éditions Actes Sud, p. 15

Avant de commencer ce texte, il me faut me confesser : j’adore les romans de Don DeLillo. Je pense que c’est le romancier que j’ai le plus lu et sur lequel j’ai le plus écrit. Pourtant je n’avais pas lu Cosmopolis (on ne peut pas tout lire) et l’adaptation cinématographique me donne l’occasion de me rattraper.

Bien qu’assez court, Cosmopolis est un roman dense et intéressant. Il est aussi une excellente introduction à la façon d’écrire très particulière de Don DeLillo. Les paragraphes sont extrêmement denses, comme si chacun d’entre eux devait tenir le roman tout entier. Les dialogues sont complexes sur la forme, avec un certain nombre de conversations croisées, aux réponses à contre-temps, et sur le fond, avec des conversations sur l’art, la philosophie, et les différentes façons de coucher avec tout le monde.

Pour vous donner un peu envie de le lire, je vais vous présenter quelques axes de lecture possible de ce roman, avec de beaux extraits qui flattent les yeux.

Une Odyssée pleine de fantômes, de sexe et de métaphysique.

« Il dit : dis-moi d’arrêter et j’arrêterai. Mais il n’attend pas qu’elle réponde. Il n’y a pas le temps. Les flagelles de ses spermatozoïdes s’agitent déjà. Elle est sa bien-aimée et son amante et sa pute à jamais. Il n’a pas à faire la chose innommable qu’il a envie de faire. Il n’a qu’à la dire. Parce qu’ils sont au-delà de tout schéma de comportement établi. Il n’a qu’à dire les mots.

Dis les mots.

Je veux te foutre lentement avec la bouteille sans quitter mes lunettes noires. »

Editions Actes Sud, p. 62

Cosmopolis n’est ni un roman monde comme le pouvaient être Outremonde ou Mao II, ni un court roman expérimental comme Point Omega ou Body Art. Il est un roman en ligne droite, construit sur le vieux et simple modèle de l’Odyssée d’Homère. Eric Packer part de son actuel chez lui pour retourner vers son passé. Il est constamment arrêté en chemin, perd des compagnons, se perd peut-être lui-même.

Chaque rencontre est l’objet d’un échange physique et métaphysique tournant autour de la mort (un cortège funèbre, une manifestation qui tourne mal, etc.) ou du sexe (pour reprendre l’expression de Lost Highway : ce mec voit plus de chattes en une journée que nous dans toute notre vie).

Si toutes ces rencontres sont très concrètes, la narration nous les très lointaines, car le personnage principal, celui qui nous raconte l’histoire, semble ne pas être là. Packer ne veut pas vraiment rentrer chez lui. Il solde ses comptes. Tout doit disparaître. Contrairement à Homère, Don DeLillo ne croit pas au retour à la vie d’avant : la seule possibilité est la fuite en avant.

Le vent venait du fleuve, coupant. Il prit son agenda électronique et pianota une petite note à usage personnel sur le caractère anachronique du mot gratte-ciel. Aucune construction récente ne devrait plus porter ce nom. Il appartenait à l’âme ancienne de l’effroi, à ces tours surmontées de flèches qui étaient déjà historiques bien avant sa naissance.

L’outil manuel lui-même était un objet dont la culture originelle avait pratiquement disparu. Il savait qu’il allait devoir s’en débarrasser.

Editions Actes Sud, p.19

Crise boursière et fuite en avant

« Il y a un poème que j’ai lu, où un rat devient l’unité monétaire. Oui ce serait intéressant, dit Chin Oui, ça ferait bouger l’économie mondiale Rien que le nom. Mieux que le dong ou le kwacha. Le nom dit tout. Oui. Le rat, dit Chin. Oui. Le rat a baissé face à l’euro aujourd’hui à la fermeture. Oui. On redoute de plus en plus une dévaluation du rat russe. Des rats blancs. Imagine. Oui. Des rates enceintes. Oui. Liquidation en baisse de rates russes enceintes. La Grande-Bretagne se convertit au rat, dit Chin. Oui. Rejoint la tendance à la monnaie universelle. Oui. Les Etats-Unis fixent la parité du rat. Oui. Le dollar américain échangeable contre le rat. Des rats morts. Oui. Le stockage de rats morts qualifié de menace globale contre la santé. Tu as quel âge ? Dit Chin. Maintenant que tu n’es pas plus jeune que tout le monde. »

Il regardait au-delà de Chin les flux de chiffres qui coulaient dans des directions opposées. Il comprenait tout ce que cela représentait pour lui, le déroulement et les secousses des données sur un écran. Il examinait les diagrammes imagés qui faisaient jouer entre eux des modèles organiques, l’aile d’oiseau et la coquille protectrice. Il était superficiel de prétendre que les chiffres et les tableaux fussent la froide compression d’énergies humaines désordonnées, toutes sortes d’aspirations et de suées nocturnes réduites à de lumineuses unités au firmament du marché financier. En fait les données mêmes étaient vibrantes et rayonnantes, autre aspect dynamique du processus vital. C’était l’éloquence des alphabets et des systèmes numériques, pleinement réalisée sous forme électronique à présent, dans l’état zéro-un du monde, l’impératif numérique qui définissait le moindre souffle des milliards d’habitants de la planète. C’est là qu’est l’élan de la biosphère. Nos corps et nos océans étaient là, perceptibles et entiers. »

Editions Actes Sud P. 34-35

Cosmopolis est le récit d’un destin personnel, qui entre en résonnance avec l’histoire récente des Etats-Unis, comme souvent chez DeLillo. Cosmopolis parle de crise boursière, de trader fou, des thèmes qui résonnent fort en ce moment.

Pour en parler, l’écrivain ne choisit pas la voie du récit ultra documenté, qui ne porterait de fiction que le nom. Pour prendre une analogie, un des mes anciens professeurs de philosophie disait de Heidegger commentant Descartes qu’il s’éloignait tellement du texte, lui faisant dire ce qu’il voulait, qu’on était plus proche de la science-fiction que de la philosophie universitaire.

Cosmopolis prend certains éléments réels de la vie des hauts de la finance : l’ascenseur individuel pour ne pas croiser les autres employés, la mathématisation abusive de l’analyse des cours financiers déconnectée de l’histoire de l’économie, le fossé entre les puissants et le reste du monde. Mais ces éléments sont au service d’une histoire où tout est flux (l’argent, les gens, tout vient, tout se démode, perd son sens, doit disparaître) et fantômes (la femme de Pecker qui semble partout et nulle part, finalement retrouvée dans le lieu le plus improbable qui soit).

Eric Packer est à la fois le symbole du trader fou, déconnecté de la réalité, et un personnage de fiction unique et impossible.

Cosmopolis dans l’oeuvre de Don DeLillo

« Son père avait grandi avec quatre frères et sœurs. Ils habitaient juste en face, là. Les cinq gosses, la mère, le père, le grand-père, tous dans un seul appartement. Quatre pièces, dont deux avec fenêtres. C’était une phrase qu’il aimait dire »

Eric écoutait.

« Huit personnes, quatre pièces, deux fenêtres, un W.C. J’entends encore la voix de son père. Quatre pièces, dont deux avec fenêtres. C’était une phrase qu’il aimait dire ».

Eric était assis dans le fauteuil et rêvait tout éveillé à des scènes et des visages indistincts issus des pensées de son père, à ces instants de rêverie ou au soulagement terminal de la morphine, et il y avait une cuisine qui allait et venait, une table au plateau émaillé, des taches sur le papier peint »

Editions Actes Sud, p. 177

Cosmopolis est encore une fois l’occasion pour DeLillo de jouer avec ses propres thèmes : comme dans Outremonde, le héros vient du Bronx.

Comme dans Americana, il a réussi et veut se détruire.

Comme dans Point Omega, il y a des fantômes, des gens qui disparaissent.

Comme dans Body Art, il y a un doppelganger inquiétant (d’une certaine façon).

Cette familiarité de thème n’est pas gênante : parce que le romancier se confronte à quelque chose de concret et de contemporain, sa manière d’aborder les mêmes thèmes est transformée. C’est aussi une manière d’inscrire le présent dans une continuité historique : comment réagissent deux personnes de deux époques différentes face à la même douleur existentielle ? Quelles actions cela va-t-il les amener à faire ?

Bref, Cosmopolis est un roman intrigant et écrit avec brio. Il confronte des schémas et un style d’écriture familiers des lecteurs de Don Delillo avec une structure antique et un thème on ne peut plus contemporain. C’est peut-être l’introduction la plus évidente à son œuvre, et les réactions hostiles au film (que je n’ai pas encore vu) montrent que ce n’est peut-être pas aussi facile que du Marc Levy pour autant. La densité de son écriture, à la fois métaphorique et ultra-concrète, peut repousser, mais méfiez-vous : si vous accrochez, il y a des heures de grande lecture qui vous attendent.

Pour en savoir plus :

La page sur Cosmopolis sur le site de fan American, toujours très riche. Ici, on a une très belle revue de presse qui montre que le livre a été accueilli de manière très diverse.

Une interprétation intéressante de Cosmopolis par Ganael Bascoul, dans la rubrique des chiffres et des courbes de Radio Nova (il parle du film, mais ça marche pour le livre aussi).

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