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Zero Dark Thirty - Kathryn Bigelow

lundi 28 janvier 2013, par Kevo42

Voilà un film que j’attendais depuis longtemps, et qui a fait couler beaucoup d’encre aux Etats-Unis. J’essaie de faire des articles qui soient à la fois complets et relativement compacts. Je vous jure que j’essaie de faire tous les efforts pour aller dans cette direction. Mais face à un film tellement dense, tellement ambigu, il n’y a d’autres choix que d’aller dans le détail. Donc, je vous préviens, la lecture de cette critique sera un peu plus longue que d’habitude. J’espère qu’elle vous intéressera tout de même. Sinon, vous pouvez directement aller zapper à la partie : Et alors c’est bien ? De toute façon, vous ne pourrez pas me mentir : dans les statistiques, je peux voir combien de temps les gens ont passé à la lecture des articles.

De quoi ça parle ?

Maya, jeune analyste de la C.I.A. arrive au Pakistan pour enquêter sur la cachette d’Oussama Ben Laden. Le film raconte les dix longues années qui ont conduit à son élimination.

De la difficulté de raconter cette histoire

Zero dark thirty est un film extrêmement compliqué dans sa conception pour plusieurs raisons :

La question des sources et de la fidélité aux événements

- les faits relatés sont extrêmement récents : non seulement certains noms ont dû être changés (typiquement, je pense que la personne qui a inspiré Maya ne doit pas du tout ressembler à Jessica Chastain), mais certains fait sont tout simplement secrets. Et de toute façon, comment peut-on avoir du recul sur des faits qui se sont passés il y a à peine un an ?

- le film s’appuie sur la mention : « le film est basé sur des récits de première main » : évidemment, personne ne peut savoir si ces récits ne sont pas biaisés, soit parce que chaque récit est subjectif, soit parce que la C.I.A. peut vouloir donner une certaine image de son action. On reviendra d’ailleurs sur la position un peu ambivalente de la C.I.A. plus tard dans cet article

- La licence poétique dans les moments de flou : le film raconte dix ans d’enquête en deux heures 30. Ce qui implique simplification, fusion de personnages, je suppose, et une connexion d’événements qui n’est pas forcément réelle. D’autant plus qu’aussi coopérative qu’ait été la C.I.A., je doute qu’ils dévoilent aussi facilement des informations classées secret défense pour être montrées au monde entier sur grand écran.

Le problème de l’histoire en général :

- Quelque soit l’histoire racontée, il y a toujours un expert pour dire que ça ne s’est pas passé comme ça : qu’on parle de la révolution française, de la seconde guerre mondiale, de n’importe quoi parce que tout simplement, il est impossible d’adopter un récit unique à partir d’événements (ce qui philosophiquement est très intéressant : l’histoire est une science objective en ce qu’elle traite d’événements réels, mais elle ne peut que proposer des interprétations et des approximations sur ce qui les a causés).

- Un sujet aussi sensible qu’une guerre amène des questions morales : ici typiquement, la question de l’utilisation de la torture, sur laquelle on reviendra aussi plus tard. Plus généralement, la question de la fin et des moyens.

Des problèmes de narration

- Est-ce qu’on doit héroïser les personnages : la gentille analyste seule contre tous les bureaucrates de Washington ? La douceur contre les terroristes ?

- Qu’est-ce qu’on retient de dix ans d’enquêtes, d’échec, de fausses pistes ?

- Comment rend-on compte de la complexité de cette zone géopolitique ?

Autant dire que le challenge que se pose Kathryn Bigelow était pratiquement insurmontable, et pourtant, à mon sens, elle a réussi le film parfait.

Ne pas s’énerver, ne pas se moquer, ne pas juger,mais comprendre

Kathryn Bigelow a défini son film comme un « first draft » : un récit racontant les événements, sans les interpréter, en essayant de coller le plus possible à la réalité. En langage d’historien, je pense qu’on pourrait parler d’une chronique. Les événements sont présentés d’une manière purement chronologique. Aucun événement n’est montré d’une manière plus importante qu’une autre. Chaque scène est une pièce qui s’ajoute à un puzzle dont la complétion amène l’exécution d’Oussama Ben Laden.

Plus important encore, la narration est purement neutre concernant les actions des personnages. Cette neutralité n’a rien à voir avec celle d’un Terrence Malick pour qui un papillon volant a autant d’importance qu’un soldat en train de mourir (cf. la bataille de Guadalcanal dans la ligne rouge).

Cette neutralité s’exprime par une narration purement externe : on voit ce que l’on verrait si on avait été là à ce moment, sans qu’on sache ce qui se passe dans la tête des personnages. A aucun moment la réalisatrice ne nous prend la main pour nous dire : lui c’est le méchant qui torture, ou, lui c’est le terroriste qui mérite d’être torturé. Il y a des situations, qui mettent le spectateur en position de jugement : voilà ce qui s’est passé, fais ton avis par toi-même, je ne t’aiderai pas à résoudre tes conflits moraux.

Dans la continuité de cette idée, tous les personnages sont ambivalents : le personnage de Dan, en charge des interrogatoires spéciaux, ne ressemble pas à un tortionnaire. Juste un gars qui fait son boulot, et qui, au bout d’un moment, dit : « j’en ai marre de voir des hommes nus. Je retourne dans les bureaux ». Quand on le revoit par la suite, il n’est plus le même personnage : rasé, en costume, pondéré.

De même, Maya, jouée par Jessica Chastain, n’est pas une oie blanche, mais est décrite comme une « tueuse ». Et en effet, elle est déterminée jusqu’à l’obsession, et elle-même n’hésite pas à diriger des séances de torture, si cela peut marcher.

Le film ne s’énerve jamais, ne glorifie personne. La scène d’assaut finale est incroyable parce qu’on est à la fois complètement pris par ce qu’on voit (Bigelow oblige) sans avoir l’effet de jubilation propre au cinéma d’action américain (type assaut final de Bad Boys 2 ou Will Smith et une poignée de marines détruisent l’armée cubaine, avant de rejoindre la liberté sur l’île de Guantanamo) : le commando arrive, remplit sa mission, tue s’il le faut, même si ce n’est pas beau à faire (une femme meurt dans l’assaut, Oussama Ben Laden est froidement exécuté). Il n’y a pas de cris de joie après la mort de Ben Laden : ce n’est qu’un élément de la mission, il faut continuer à rassembler des disques durs, des classeurs, avant que les Pakistanais n’arrivent.

Un exemple frappant de l’ambiguïté morale du film : la question de la torture

Le film a déclenché un véritable scandale aux Etats-Unis, qui me surprend d’autant plus qu’il concerne un élément du film qui ne me semblait pas faire débat : celui de la torture de prisonniers Talibans.

C’est qu’en fait, le problème est plus compliqué : on reproche au film de faire l’apologie de la torture en montrant qu’elle a permis d’obtenir des informations permettant la capture de Ben Laden.

La question est infiniment complexe.

Je ne suis pas historien, mais les interrogatoires musclés doivent à peu près exister depuis l’antiquité. Et je n’ai pas trop de doutes sur la capacité de ces techniques à permettre l’obtention d’informations, même si celles-ci ne valent rien sans être vérifiées (combien d’aveux arrachés après des tortures n’ont aucune valeur ? Quand on a mal, on peut raconter n’importe quoi.)

Mais le débat qui se déroule aux Etat-Unis est de deux ordres :

1 – Y-a-t-il eu de la torture telle que montrée dans le film ?

Par exemple, une des personnes responsable des interrogatoires spéciaux a écrit cet article à propos du film

En gros, ce qu’il dit, c’est que

A – Il n’y a pas eu de tortures, mais des interrogatoires améliorés.

B- Ces interrogatoires comportaient certes de la privation de sommeil, mais pas de torture physique

C – Ou alors juste pour quelques prisonniers très spéciaux, et puis c’était pas tout un broc d’eau, mais juste une petite bouteille, et il y avait des médecins, donc vous voyez, ce n’était pas si grave.

D – le truc du collier de chien, c’est juste de la maltraitance faite par les gardes à Abou Ghraïb, ça n’a rien à voir avec ce qu’on a fait.

Bon, bah évidemment, c’est un peu comme en Algérie, les gens qui ont torturé vont pas vous dire en face : bah oui, on a torturé, qu’est-ce que vous voulez. C’est seulement quand les gens sont confrontés aux faits de manière indubitable qu’ils les reconnaissent. Donc, peut-être que la torture a été plus mentale que physique (parce que la privation de sommeil, ça doit être terrible, mine de rien), peut-être qu’il ne s’est rien passé car on est dans le monde des bisounours, et que la torture, c’est uniquement pour Jack Bauer dans 24. Peut-être que le film est trop hollywoodien, et que les vrais interrogatoires étaient plus médicalisés, techniques, presque bureaucratiques.

Difficile à savoir.

Dans cette incertitude, il fallait faire un choix de mise en scène, et il me semble que Kathryn Bigelow s’en sort bien. On comprend très bien que ce que les personnages font est grave, mais le film n’est pas racoleur pour autant : ce n’est ni Hostel, ni Martyrs (encore que Martyrs renvoie à un débat encore différent, à mon avis).

Surtout, la torture n’est présentée que comme une mise en condition psychologique. Le but n’est pas de faire avouer dans la douleur. Le personnage joué par Reda Kateb, ne craque pas directement à cause de cela. Les héros font sauter ses dernières barrières psychologiques en lui faisant croire qu’il a déjà craqué. Un coup de bluff en somme, digne d’un épisode de the closer.

2 – La torture a-t-elle servi à quelque chose ?

C’est ce résultat qui constitue le nerf de la guerre. Lorsque Ammar craque, il parle de plusieurs personnes dont une qui était inconnue de la C.I.A. Et là s’affrontent les opinions :

- Soit on dit que c’était une information importante, et alors on dit que le film justifie la torture. Ce qui serait d’autant plus critiquable qu’apparemment, historiquement, ce nom a d’abord été mentionné par quelqu’un qui n’a pas été torturé : Hassan Ghul (évidemment, j’étais pas là, donc il va falloir croire la CIA pour le coup, ce qui n’est pas la chose la plus aisée).

- Soit on dit que c’était une information importante, mais la torture est moralement si répréhensible qu’il aurait mieux fallu l’obtenir autrement. La manière brutale dont est montrée la torture en appellerait à l’humain en nous, nous poussant à nous interroger : acceptons-nous cela pour notre sécurité ?

- Soit on dit, comme Michael Moore, qu’en fait la torture n’a servi à rien. En effet, s’il était important d’identifier Al Kuwaiti, l’information essentielle (son vrai nom), est retrouvée par une jeune enquêtrice parmi des renseignements non exploités par la CIA, dormant depuis des années dans un carton. Le point de Michael Moore est : dans le film, on voit les gens torturer pendant des années, pour n’arriver à rien. Puis, Obama arrive, dit on arrête la torture, et les gens commencent à enquêter de manière scientifique, et trouvent Ben Laden.

Et bien, si je suis assez d’accord avec Michael Moore, à mon avis, c’est encore plus simple et plus complexe à la fois.

Le récit d’une obsession

S’attarder sur la question de la torture est très noble moralement, mais je ne suis pas sûr que la question soit entièrement au centre du film. Car il me semble que son cœur est celui d’une enquête obsessionnelle, ce qui le rapproche d’un autre grand film d’enquête : le Zodiac de David Fincher.

Le film commence directement après le 11 septembre, où la CIA a tout pouvoir pour retrouver Ben Laden. Maya arrive, pour son premier poste après l’école, et est accueillie par l’homme en train de torturer un prisonnier.

Ce qui est important, à mon avis, est de montrer que pour les gens travaillant à cette époque sur l’enquête, la torture était une technique parmi d’autres de recueillir des informations : ni meilleure, ni pire. Cela faisait partie du programme, et n’est pas mis en question. Au delà des doutes personnels des agents de la CIA, la technique disparaît avec le changement de président.

Cet aspect un peu bureaucratique est important : le président détermine quelles techniques peuvent être ou ne pas être utilisées, et les agents sur place obéissent.

Plus que cette évolution des techniques d’interrogations et investigation, le film est traversé par la notion de durée de l’enquête. Passé l’enthousiasme initial, l’histoire s’embourbe : on va dans des fausses pistes (une des personnes interrogées, censée être très importante, raconte n’importe quoi, une piste Jordanienne amène un événement dramatique), l’élément déterminant arrive par hasard et n’est pas d’abord reconnu comme tel, et même quand les héros ont enfin une bonne piste, sa concrétisation est extrêmement longue et complexe (le motif récurrent des jours inscrits au feutre sur la vitre).

La torture s’inscrit alors dans un ensemble de techniques. Une pièce d’un puzzle qui n’a de valeur que parce que les autres pièces ont été obtenues par d’autres moyens.

Il est intéressant que Bigelow s’intéresse autant au personnage de Maya : elle incarne un point fixe dans l’histoire, un bloc de détermination. Et en même temps, elle incarne la vacuité de la quête : sortie directement du lycée, intégrée dans une histoire plus importante qu’elle, elle n’a aucune vie en dehors du travail. Le dernier plan, magnifique, montre ce vide, une fois Ben Laden tué. Que fait-on maintenant ?

Elle s’inscrit dans une tradition de héros de films de Kathryn Bigelow, investis dans leur action jusqu’à l’absurde : le motard de Loveless devant rejoindre une ville, Keanu Reeves détruit mentalement après avoir amené la disparition de Patrick Swayze, ou Jeremy Renner incapable de vivre normalement en famille dans Démineurs.

Et alors c’est bien ?

Après ce très long exposé, vient la question que tout le monde attend. Est-ce que c’est un bon film ? Je pense que je n’aurais pas parlé d’un film aussi longuement sans être persuadé de son importance.

Zero Dark Thirty est un film extrêmement intelligent, à la réalisation magistrale. Il aborde énormément d’aspects de cette histoire, sans jamais imposer de commentaire au spectateur : juste montrer des professionnels aller au bout de leur action, au-delà de tout conflit moral que l’on pourrait à juste titre se poser.

La mise en scène, proche du documentaire, est fantastique, parce qu’elle est faussement simple : la lumière, le cadrage légèrement flottant, le jeu extrêmement brillant des acteurs qui font passer toutes les émotions d’une manière presque subliminale. Pourtant, en plus de certains plans magnifiques visuellement et des quelques scènes d’actions magistrales qui rompent cette base de mise-en-scène, on retient une impression globale de justesse : chaque image est à sa place.

Contrairement à Argo, Zero Dark Thirty n’est pas un film flatteur. Il dépeint des personnages dans une zone morale grise, tant dans le but de leur action que dans les moyens mis en œuvre. C’est ce qui rend le film dérangeant, certes, mais passionnant aussi.

Bonus :

Deux articles sur les vraies personnes derrière le film :

Une vidéo du site du Washington post (ou on apprend que le personnage dépeint par Jessica Chastain s’est mise à dos à peu près toute la C.I.A. et n’a été ni promue ni décorée après la mort de Ben Laden)

Un article de Slate qui parle aussi des autres personnages

Un article assez complet sur la question de la torture dans le film

Et enfin, pour rigoler : sur box-office mojo, le film est classé dans la rubrique films à controverse : je trouve cette liste très amusante 

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