Le fantabuleux blog de Kevo42

Cartel - Ridley Scott

mercredi 13 novembre 2013, par Kevo42

Cartel (The counselor en V.O.) est un film événement en forme de pétard mouillé. Premier scénario original de Cormac McCarthy, il a donné lieu à une bataille des studios pour avoir le droit de le filmer. S’en suivent : réalisateur prestigieux (Ridley Scott), casting prestigieux (Michael Fassbender, Javier Bardem, Brad Pitt, Cameron Diaz, Penelope Cruz, et même les rôles d’une scène sont tenus par des vedettes), et sortie prévue pour la saison des oscars.

Problème patatra, tout le monde hait le film. Les critiques (le film est à une trentaine de pourcent d’opinion favorable sur Rotten Tomatoes), les fans de Cormac McCarthy (le forum de discussion du site de la société académique de l’auteur est rempli de méchantes choses, y compris au niveau du scénario qui au début était perçu comme étant un faux ) .

Conséquence : la promotion est réduite au minimum, entre un teaser incompréhensible, et une bande-annonce finale qui en dit dix fois trop, orné d’une affiche d’une laideur impossible.

D’accord.

Donc, Cartel, mauvais film, on passe à autre chose, et on va voir Doutes : chronique du sentiment politique ? Bah pas si simple, comme on va le voir ici.

Michael Fassbender est avocat. Reprenant un terme connu grâce au parrain et aux films de De Palma, il est le conseiller, c’est à dire celui qui s’occupe des affaires troubles de mafieux. Quand il décide de lui-même investir dans de mauvaises affaires, les ennuis arrivent plus vite qu’un fil d’acier qui se resserre sur la gorge de la cible des narcotrafiquants.

Choix et conséquences

Sur ce que j’ai lu ou vu de Cormac McCarthy, la question clé semble être celle du choix, voire celle du mauvais choix.

Dans No country for old men, tout découle du choix de prendre la valise d’argent.

Dans La route, tout découle de la ligne de conduite du père de se méfier de tous les humains.

Dans Cartel, les mafieux joués par Javier Bardem et Brad Pitt ont beau prévenir Fassbender des risques, la décision de se lancer dans une combine va lui pourrir la vie.

L’action du film est volontairement assez obscure. Elle est même presque Kafkaïenne, tant les ennuis de Fassbender semblent dépendre de quelque chose qu’il n’a peut-être pas fait. Mais l’important n’est pas tant dans les différentes machinations, mais dans un rapport très simple entre le choix et les conséquences du choix.

Alors que Michael Fassbender aurait pu vivre une vie tranquille et prospère d’avocat marié à une femme sublime, il a voulu s’aventurer dans un commerce très juteux certes, mais aussi très risqué, sans y être préparé.

Or pour Cormac McCarthy, il n’y a pas de rédemption possible. Au delà d’une Cameron Diaz diabolique à qui on refuse la confession, chaque choix crée un monde. C’est une vision presque Leibizienne du destin : il y avait plusieurs choix possibles, mais une fois le premier choix fait, tout en découle. Et il ne sert à rien de regretter. On prendra comme exemple une scène où une jeune femme, après avoir escroqué un autre personnage, prend conscience de toutes les conséquences de son acte, et est immédiatement prise de remords que l’on imagine insurmontables.

Le film est violent, d’une manière sèche qui rappelle aussi bien le cinéma de Kitano qu’Hotline Miami : il suffit d’une balle pour faire couler le sang. Cette violence est la conclusion logique de choix dont la portée a dépassé les personnages.

De ce point de vue, il est intéressant de comparer le film avec L’impasse de Brian de Palma qui repasse actuellement à la Filmothèque. Si les deux sujets sont assez proches, puisque dans les deux cas, les mauvaises décisions d’un conseiller font basculer tout le monde, le traitement est radicalement différent : là où le film de Brian De Palma est extrêmement généreux en action, en virtuosité et en sentiments, le film de Ridley Scott est austère et épuré. Cela ne veut pas dire pour autant que le film est stérile. La fin fait en effet très très mal.

L’avidité, la rhétorique, et la banalité du mal

S’il existe un monde pour chaque décision que nous aurions pu prendre, il y aussi plusieurs mondes dans les catégories sociales du film.

En gros, il y a très catégories de personnages.

Les personnages principaux : ils ont de l’argent, se croient à l’abri de par leur pouvoir, et se mettent en danger à cause de leur avidité. Ridley Scott les traite un peu comme des guignols : Javier Bardem propose encore une variété de look Nicolas Cagesques, on y écoute du Benny Benassi tout pourri au bord de piscines de luxes, on évalue l’amour à la hauteur de la valeur d’un diamant... Surtout, ils multiplient les discussions, comme si en parlant, on pouvait contrôler le monde. Or justement, plus le film avance, plus les discussions deviennent vaines : on peut implorer, donner les meilleures raisons du monde, on ne peut rien faire face au mal.

Les petites mains du crime : en bas de l’échelle, il y a les anonymes du crime. Il y a le motard qui transporte l’antivol du camion contenant la drogue. Il y a les différents chauffeurs, les infirmières du cartel, les mécaniciens, les chefs de quai qui reçoivent la drogue et la réexpédie. Tous ces personnages n’ont pas de nom, ne parlent pas ou très peu, n’ont aucun choix. Il y a par exemple une scène assez excellente où John Leguizamo explique ce que contiennent les fûts du camion, un en particulier contenant un cadavre. On ne saura pas qui il est, pourquoi il est expédié vers les Etats-Unis, ni où il finira au final. Mais Leguizamo ne pose pas de question : il sait qu’il n’aura pas de réponses, et que de toute façon, tout cela n’a aucune importance.

Néanmoins tous ces personnages sont essentiels : pendant que les puissants parlent et tentent de sauver leur peau, les petites mains agissent et reconnectent les héros avec le réel. Il y a par exemple une scène où Fassbender croise une manifestation de familles contre les disparitions causées par les cartels à Juarez, après avoir eu une discussion sur le sens de la vie après le deuil avec l’aubergiste qui l’a recueilli. Cet enchaînement est aussi beau qu’il donne du sens au film : derrière les discussions plus ou moins virtuelles des hommes d’affaire qui s’encanaillent, se cachent des tragédies bien réelles.

Le dernier personnage est un personnage en creux. Il s’agit du cartel qui donne son titre au film en France. Cartel n’est absolument pas un film qui, comme Traffic explique la drogue sous un angle géopolitique, identifiant et donnant un visage à ceux qui le dirigent. Le cartel est une créature Lovecraftienne : elle sous-tend toute l’action, mais il ne faut jamais la voir. Elle ne croit pas aux coïncidences, et ne laisse aucune place au hasard. Elle ne craint pas de se tromper, et de tuer inutilement. Pour elle la vie des autres n’a aucune valeur. Elle se protège du moindre risque.

Le contraste est saisissant : il y a ceux qui essaient de contrôler le cartel, qui parlent sans arrêt, et il y a le cartel, qui ne dit rien et auquel on ne peut parler, et qui décide. Au milieu, il y a ces petites mains qui sont des instruments d’un destin tragique auquel elles ne comprennent rien.

Et alors c’est bien ?

Cartel n’est pas le genre de film que l’on voit tous les jours, et il est bien difficile de lui donner une note type Allociné, Rotten Tomatoes. Cartel n’est pas un produit de consommation type Thor dont les critères de réussite serait la réussite des scènes d’action ou le plaisir immédiat pris durant le film.

Cartel est un film à la structure étrange, dont les gens parleront pour de mauvaises raisons (le film est déjà célèbre pour la scène dite du poisson chat, alors que cette scène a je trouve un sens dans le contexte), le dénigrant parce qu’il est bavard, publicitaire ou je ne sais quoi. En fait, c’est tout le contraire. Pour Cormac McCarthy, il y a le choix, et il y a la conséquence. Et entre les deux on peut parler, mais cela ne change rien. Ce n’est pas un thriller, car il n’y a pas de suspense. Tout est joué rapidement. Mais comme dans une tragédie, la question n’est pas de savoir si les personnages vont tomber, mais plutôt de savoir comment, et jusqu’à quel point.

Le texte a vraiment résonné en moi, je l’ai trouvé très fort. Ridley Scott se met complètement à son service, là où les frères Coen se l’étaient approprié dans No Country for Old Men pour l’intégrer à leurs thèmes. On a bien là du Cormac McCarthy, à la fois complètement métaphysique, et sec comme le désert mexicain. Les acteurs sont excellents : on les sent très contents d’être là, avec une mention spéciale à Cameron Diaz, avec son physique vulgaire qui cache une noirceur d’âme démoniaque.

Surtout, le film est de ceux qui grandissent après la vision, comme a pu l’être The Master en ce début d’année. Le genre de film qu’on revoit deux ans après et dont on a une toute autre vision, parce qu’on a mieux compris, ou on en a compris autre chose, un peu comme the Master.

Du coup, pour moi le film n’est pas du tout l’échec décrit par la presse spécialisé. C’est un film très ambitieux sous son allure de film humble. Peut-être que vous l’aimerez, peut-être que vous le détesterez, mais allez-y à plusieurs : vous verrez que vous aurez de quoi parler en sortant.

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